Retranscription de l'intervention de clôture par Jean-Luc Nancy lors du colloque « Chercher sa recherche » (12- 13 décembre 2005, à Nancy)
Jean-Luc Nancy, le 13 décembre 2005 :
« Pour en finir » est le titre que, par défaut, dans l'impuissance de proposer un titre, j'avais donné par téléphone à une collaboratrice d'Antonio Guzmàn... Le sur-titre « Intuitions de clôture » n'est pas de moi et m'a beaucoup gêné. J'ai eu peur d'avoir l'air de... de je ne sais quoi, d'intuitionner je ne sais quoi ? Mais je prends « intuition » dans son sens très simple, dans son sens latin qui est aussi son sens kantien « la saisie, la perception de quelque chose en présence. Le « concept » étant la saisie de la chose dans son absence. Alors, je vais essayer, simplement, de saisir, de vous montrer comment j'ai saisi la chose en présence, votre chose, votre assemblée que depuis hier j'ai écouté, en prenant des notes, en essayant de construire un petit exposé à partir de ce que cela m'a inspiré. La règle du jeu étant à partir de l'invitation, qui était au départ celle de Jean-Claude Conésa relayée ensuite par Antonio Guzmàn, de venir, de parler... Mais j'ai récusé dès le début la possibilité de faire un exposé sur une question qui m'échappait totalement et après avoir envisagé de seulement proposer une discussion, j'ai accepté ou proposé, je ne sais plus, cette règle du jeu : conclure après vous avoir écoutés. Que le sujet m'échappât complètement, j'en ai eu la confirmation lorsque, dans l'intervalle entre l'invitation et aujourd'hui, j'ai quelques fois eu l'occasion de confier à quelque collègue ou ami que je devais venir à Nancy pour un colloque sur la recherche en art, presque invariablement j'avais l'une des deux réponses : « Mais qu'est-ce que c'est que cette absurdité ! » « Mais c'est une tautologie ! .» Je répondais « Je sais, mais je viens quand même ! » (Rires).
Je suis heureux maintenant en cette fin d'après-midi de pouvoir dire à Eric Duyckaerts que je peux admirablement enchaîner sur son prologue (puisque c'était l'exergue, selon ses termes) et ce qui vient à l'autre bout de l'exergue ce n'est ni le dessert, ni le pousse-café, c'est tout simplement l'energon ou l'energeia c'est à dire l'énergie. C'est le mot par lequel Aristote désigne ce que l'on traduit l'actus en latin et qu'on appelle l'acte. C'est la chose en acte opposée à la chose en puissance ou dunamei. Et si de cet acte je reprends le motif qui a été le sien : de l'infini actuel distingué de l'infini virtuel c'est à dire des deux infinis que Hegel distingue comme le bon et le mauvais infini... eh ! bien, c'est une voie d'accès que j'aurais pu prendre si son exposé était venu plus tôt dans le colloque parce que, ce dont je vais essayer de vous parler c'est de deux manières de comprendre l'idée de recherche. L'une peut être selon l'infini en acte et, l'autre selon l'infini virtuel. Mais je vous laisse, plus tard, faire vous-mêmes la transposition.
Avant de vous dire quelque chose de ces réflexions sur l'idée de recherche elle-même, je voudrais simplement en enchaînant sur ce que j'ai dis ce matin dans une intervention qui m'a semblé nécessaire à ce moment là, je voulais dire combien en tant qu'universitaire, déjà au delà du terme de son histoire universitaire, combien je suis sensible au contexte dans lequel vous êtes parce que je crois que pendant au moins ces quinze dernières années, ça fait beaucoup 15 années, j'ai été dans un contexte comparable. C'est à dire le contexte de transformation profonde devant lequel on ne peut que reconnaître qu'il y a là nécessité, qu'on doit s'y plier ; on ne peut plus refuser, comme l'a dit un intervenant aujourd'hui ou hier, en effet, on ne peut plus refuser. C'est un des aspects des énormes processus de mutation qui sont en cours autour de nous, dans notre monde et c'est bien de ce monde qu'il s'agit. On ne peut plus refuser. Mais en même temps, tous, d'une certaine manière, nous avançons un peu à reculons. Nous avançons, vous avancez, mais il y a toujours un certain « à reculons » maintenant. Peut-on faire de la recherche à reculons, c'est une question. Vu la pesanteur dans laquelle se meut votre problème - celui des écoles de l'art -, qui est la même que celle où se meuvent les problèmes de l'Université, je ne vais pas vous aider du tout, du tout. Je n'ai aucune ressource pour cela. Mais je vois, et ce que Corinne Le Néün vient de dire montre que vous avez tous, ensemble avec vos instances de tutelle, de quoi vous mouvoir et agir. Mais moi, je ne peux rien dire sur le problème des écoles d'art.
Mais je répète, ce que j'ai dit ce matin. Sachez que vous êtes mis au contact, en présence d'une Université qui ne se porte pas bien, il faut le dire, je crois. Ce n'est pas même une critique de le dire, c'est un constat. Une Université qui ne se porte pas bien parce qu'elle est prise dans une quantité de processus auxquels elle ne peut pas se refuser mais qui virtuellement sont susceptibles de faire sortir de l'Université ce qui relève de sa définition en tant qu’espace de cette liberté... de quoi, même pas de recherche. Il s’agit de cette liberté universitaire à laquelle renvoient, ce qui existe encore quand même, les franchises universitaires. La liberté d’être affranchi de certaines finalités et contraintes. Il faut que vous sachiez (pas pour vous dire « Ne vous mêlez pas de ça. N'allez pas de ce côté là ») que l'Université se porte mal, et que dans l'Université la recherche se porte mal, que son affranchissement se porte mal. Et la recherche se porte mal parce que l'Université a été soumise à un très très puissant processus, qui tient à énormément de facteurs, qui l'a obligé à se donner massivement des objectifs et, du coup, des structures et des modes de fonctionnement orientés vers la professionnalisation.
Il faut quand même savoir que la recherche est aussi pour l'Université un mot relativement neuf. Je me suis rendu compte ici avec vous que je n'avais pas été de toute ma vie d'universitaire un enseignant-chercheur. Je ne l'ai été qu'à partir d'un certain moment. Avant je n'avais pas « cherché », du moins pas professionnellement. Mais justement j'appartiens aussi à une génération qui a connu les grandes ruptures relatives, en particulier, à cette grande institution de la recherche qui était celle de la thèse. J'ai connu la fin des thèses d'Etat. Je suis un des derniers docteurs d'Etat de France et encore, j'ai passé une de ces thèses d'Etat sur travaux (rendue possible grâce à un vieil article du règlement exhumé un jour par Gérard Genette, et ce n'est pas par hasard, par un littéraire.) Mais je ne vais pas m'arrêter là-dessus.
Si on racontait les problèmes qu'a rencontrés la recherche à partir du moment où elle a été définie, les problèmes rencontrés dans l'université depuis trente ans, il y aurait beaucoup, beaucoup à dire. Il en va de la recherche à l'Université comme de l'Europe. C'est à partir du moment où ces choses là sont nommées, désignées et voulues qu'elles ne marchent plus du tout. Alors que, auparavant il y a eu une Europe et il y avait une recherche à l'université. Disons avant le vingtième siècle. Je ne dis pas cela avec un fond de nostalgie. Nous sommes dans de très grandes mutations qui sont inévitables parce qu'elles sont les mutations de l'histoire. Donc il faut faire au mieux avec cela.
Cela dit, vous pouvez, vous avez intérêt à rentrer dans le système dans lequel vous êtes invités à entrer, mais je crois que vous savez que vous ne le devez, pour le faire bien, qu'à la condition de vous munir d'une vraie pensée de ce qui est appelé « recherche. » Je trouve pour cela que le colloque est une excellente occasion, non seulement pour vous mais pour tout le monde. Parce qu'au fond la recherche, ailleurs, dans l'Université, au CNRS, autre institution qui se porte mal comme vous le savez, la recherche, on ne s'interroge plus beaucoup sur ce qu'elle veut dire, parce que l'on est trop occupé à la gérer. Ou à gérer ses dysfonctionnements.
Alors j'essaie très rapidement de vous communiquer quelques réflexions autour de ce mot, de cette notion, de cette idée de recherche. Quelque chose de très simple : la recherche concerne quelque chose qui n'est pas là, qui n'est pas donné. Sinon on ne chercherait pas. Sauf dans un cas, dans un cas très impressionnant. Dans cette parole qui n'a pas été citée à côté du mot de Picasso, et qui est : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé. » Cette parole de l'Evangile je ne la commenterais pas, mais je crois que l'on peut la prendre, sortie de son contexte religieux, et la méditer. Mais peut-être nous la retrouverons plus tard. Donc pour qu'il y ait recherche, il faut que quelque chose ne soit pas donné. Mais il y a deux manières de ne pas être donné. Et au fond c'est tout ce que j'ai trouvé à vous dire. Il y a le non-donné qui est manquant, qui doit être trouvé et le non-donné qui n'est pas proprement manquant qui est d'un autre ordre que le donné. Qui ne lui appartient pas. Qui est en fait peut-être le don du donné.
Ici, il y a des choses qui ne sont pas données que nous n'avons pas. Si nous avions besoin d'un sous-marin et que nous ne l'avions pas, nous pourrions aller le chercher. En revanche, il y a quelque chose qui n'est pas donné, qui est cela même par quoi il est possible que soit donné ce colloque, cette assemblée etc. Et cela c'est de l'ordre du don, ce d'où vient le donner. A partir de là il y a deux grandes acceptions du mot « recherche » – non, pas des acceptions mais deux ordres de sens qui peuvent se dégager sous le mot de « recherche. »
Ou bien la recherche de l'objet manquant. Et alors c'est de la recherche qui procède selon une visée. On vise l'objet manquant, car si on ne sait pas ce qui manque, évidemment on ne va pas le chercher. Si j'ai perdu mon portefeuille, je sais ce que je cherche. Si je pense à une molécule qui pourrait permettre d'agir sur tel type de cancer, je sais, si ce n'est exactement ce que je cherche, au moins dans quelle direction je cherche. Si je veux accélérer la vitesse de transmission de l'information je sais de quel côté aussi je dois chercher. Par exemple, je vais trafiquer des fibres optiques. Donc l'objet visé est un objet pré-discerné en quelque sorte ; il y a un certain préalable.
Par exemple, à un moment donné comme nous le savons tous, quelqu'un a cherché la route des Indes. On savait ce que l'on cherchait, on voulait la route des Indes. Or il se trouve que celui qui est parti exécuter le programme de cette recherche (cette recherche était une recherche à programme) a trouvé autre chose que la route des Indes. Et ce qu'il a trouvé c'est quelque chose qu'il a cru être les Indes, qu'il a précisément d'abord considéré comme les Indes, et qui était un autre monde que l'on a appelé le Nouveau Monde, un monde inconnu, un monde qui n'avait jamais été pré-discerné, qui n'avait jamais été visé comme tel. C'est l'Amérique. Et depuis ce temps là même si les choses ont beaucoup changé, je sais, il a encore été possible de dire « c'est l'Amérique » comme on dit « c'est le Pérou » pour dire : c'est l'extraordinaire, pour dire c'est le nouveau - qui vient de n'importe où, d’un lieu inconnu avant. Cette chose là qui se rencontre par eutuché, comme l'a dit aussi Eric Duyckaerts. Par bonne chance, par bon-heur. Cette chose là elle n'est pas cherchée, vous le voyez bien de la même manière. Mais elle est trouvée dans un rapport avec une certaine attente, un certain désir, en l'occurrence celui des Indes, éventuellement le désir même de quelque chose d'impossible, d'imaginaire, voire d'inimaginable. En tout cas elle ne relève pas de la visée et de l'intention mais elle relève plutôt d'une disponibilité. Christophe Colomb cherchait la route des Indes ; quelque chose arrive, un rivage se présente et il est disponible - disponible à quoi ? A ce que l'on ne peut plus appeler exactement recherche, il a trouvé, c'est déjà trouvé. Mais ce qui arrive à partir de là cela s'appelle exploration. Et « exploration » est un mot qui m'est venu au cours de ces journées, et au fond que j'aime bien et je regrette que l'on ne puisse pas avoir un ministère de l'éducation et de l'exploration ou des diplômes d'exploration ou des diplômes exploratoires.
En tout ce que nous faisons ici il y a de l'exploration. Nous regardons. Nous sommes dans l'ordre qui n'est pas celui de la pré-vision mais de la rencontre et de la disponibilité à ce qui a été rencontré.
Cette différence entre les deux sens de la recherche est, me semble-t-il, capitale. Ou bien il y a le non-donné qui, pourrait-on dire en reprenant une formule lacanienne, qui manque à sa place (on a la place il faut y mettre quelque chose : il faut trouver la route des Indes, il faut trouver une molécule ou quelque chose, etc.) et le non-donné qui ne manque pas vraiment à sa place parce qu'il n'a pas de place déterminée mais il est ce qui peut venir à n'importe quelle place ou même ce qui peut ouvrir une place. Une place qui s'ouvrira pour peu que quelqu'un soit réceptif à cette ouverture de place, pour peu de quelqu'un soit dans une potentialité (ou dans une virtualité) qui soit non pas la potentialité d'une activité pour aller saisir ce qui doit être à sa place mais la potentialité d'une réceptivité, d'une
passivité. C'est la puissance passive de la dunamis tou pathein dont parle Aristote, la puissance de recevoir ou de ressentir. On a toujours dit, dans toutes les pensées de l'art, que l'art impliquait de manière fondamentale, essentielle ou au moins comme un de ses moments, quelque chose d'une passivité. Une passivité, même une passivité plus passive que toute passivité, comme dit Levinas – il ne le dit pas à propos de l'art mais nous pouvons le reprendre à ce compte.
Il y a la recherche de la visée, de l'activité et de la maîtrise. Et il y a la recherche du pressentiment, de la rencontre, de l'exploration et de l'accueil, de la réceptivité. Et à ce moment là, selon l'usage ordinaire des mots (cette question de l'usage des mots est revenue plusieurs fois au cours du débat), la recherche désigne plutôt le premier type d'activité c'est à dire la visée de l'objet manquant à sa place. Et c'est au nom de cette visée, qui est une visée profondément moderne, c'est à dire datant de la Renaissance, que l'idée même de recherche a pu surgir. Il est vrai que chez les Anciens, il est bien question de recherche; il est question d'heuristique, et de zététique – mais quand même l'idée d'une certaine organisation, programmation de la recherche, et l'idée d'un art de la recherche (on n'a pas évoqué cela, la Renaissance et le début du 17ème siècle ont abondé en invention de Ars ou Artes Inveniendi (l'art de trouver) - l'idée que la trouvaille puisse être elle-même soumise à un art, c'est à dire à une technique (que l'on puisse avoir une méthode, une technique pour trouver), c'est une idée peut être pas archi-symbolique mais particulièrement symbolique des temps modernes. Vraiment une idée baconienne , cartésienne.
Tandis que précisément, si on s'occupe d'art (vous vous occupez d'art), on se trouve en face de la formule inverse. C'est à dire non pas un Ars inveniendi mais de l'Inventio Artis (trouver l'art). Mais comment trouve-t-on l'art ? Précisément, vous le savez bien, on le rencontre par eutuché, par bon-heur, par belle rencontre. Aussi bien formé que l'on soit comme artiste, encore reste-t-il la nécessité que le geste soit « le » geste. C'est dans ce sens là que certains ont dit au cours de ces deux journées : « Non, nous ne formons pas des artistes » et qu'une personne s'est même excusée hier d'avoir fait une sorte de lapsus en disant :« Nos écoles forment des artistes. »
Sans donner dans aucun mystère de l'art, ni dans aucune génialité ou inspiration, il est certain qu'il y a ces deux côtés. Ou bien on est dans la logique d'un Ars inveniendi ou bien on est dans la logique d'un Inventio artis. Et c'est l'invention en un sens tout différent. C'est l'invention dans le sens que lui garde la langue juridique quand elle parle de l'invention d'une épave. C'est à dire, la trouvaille, par hasard. Il y a tout un droit sur les inventeurs d'épaves et de trésors. Il y a un droit spécifique qui les concerne. Cette Inventio elle peut seulement ouvrir, et non pas sur une méthode (j'ai beaucoup entendu les mots « méthode » et « méthodologie » résonner, je dois dire qu'ils m'ont étonné. J'étais plus familier avec celui qui a dit: « Dans notre recherche, le but est le chemin », vieille proposition philosophique sur laquelle, d'une certaine façon, tous les philosophes sont d'accord). L'Inventio artis c'est la trouvaille qui ne trouve rien, sinon son propre cheminement de trouvaille. C'est peut être cela l'essence de l'exploration. L'explorateur ne s'arrête nulle part – et quand il s'arrête, peut-être devient-il colonisateur…
Or, je voudrais introduire maintenant cette remarque, qui me semble très importante : même la recherche scientifique quand elle véritablement scientifique, si elle peut l'être (et non pas scientifico-technique), ne peut pas simplement relever d'une méthodologie de la recherche, ni d'une recherche programmée par pré-visée et pré-vision de l'objet. La recherche scientifique a aussi besoin du bon-heur, de la rencontre. Cela ne concerne pas seulement les belles légendes de l'histoire des sciences (l'invention de la pénicilline, celle du vaccin contre la rage etc.). Non. Il y a dans la recherche scientifique quelque chose qui relève aussi de l'exploration pour rien, au hasard. Il y a là un paradoxe auquel il faut être, je crois, très attentif : d'un côté, il y a aussi bien dans la science et donc aussi bien dans le fonctionnement universitaire (ou pas, peu importe) que chez tous ceux qui sont dans l'exploration, dans la réceptivité du non-donné comme absolument non-donné (et ne manquant à aucune place), il y a quelque chose qui est commun à tous. Et qui se remarque au fait que la recherche scientifique quand elle avance, elle produit de nouveaux objets mais elle « dissout » aussi ses propres objets. Et au lieu que la science empile des objets de plus en plus construits vers un édifice final qui serait l'aboutissement de toute la recherche scientifique (très vieille idée de la science, dont la forme caricatural a été le scientisme ; c'est la science de Bouvard et Pécuchet), au lieu de cela, depuis un siècle la science contemporaine est une science dont je trouve le caractère formel extérieur le plus manifeste en cela qu'elle dissout ses objets au fur et à mesure. L'atome, par exemple, disparaît. Ce n'est plus lui qui est important ; les particules se multiplient, se diversifient. Ou bien un autre domaine : la Vie n'est plus du tout un objet. La biologie s'appelle science de la vie mais la vie n'est pas un objet pour le biologiste, il n'a pas à faire avec ce que l 'on appelait ou que l'on appelle la Vie. Et ainsi de suite.
A fortiori l'art. L'art lui n'est que cela, il est par essence exploratoire. Par essence dans un rapport direct avec le non-donné. Le non-donné, encore une fois, non pas au sens ce dont on peut essayer de viser la place ou le quelque part mais le non-donné absolu, complet. Quel est-il ? Je l'énoncerai volontiers aujourd'hui avec le mot de Monde (parce qu'hier a été présenté le programme de recherche d'une école suisse qui s'intitulait « Des mondes possibles »). Ce qui est en jeu dans l'art, pour l'art, toujours (je pourrais le développer), cela apparaît à travers toutes les définitions les pensées philosophiques, esthétiques de l'art, c’est : l'art n'a rien d'autre en vue et ne met rien d'autre en jeu que le monde (cf. la définition par Heidegger de « monde » comme une « totalité de significabilités », dit-on dans la traduction française. C'est une totalité de possibilités de sens). Le monde tel qu'il est, le monde réel, n'a pas de sens. Exister dans le monde c'est se demander comment y trouver du sens. C'est à dire comment du sens y est possible. L'art est ce qui a précisément cela à manifester : mettre en forme, former une possibilité de monde. Et bien sûr les possibilités de monde sont infinies : d'un infini à la fois actuel et virtuel. Le non-donné de l'art c'est cela, parce que le monde n'est jamais
donné. Nous sommes au monde, nous sommes dans le monde (nous sommes sur la Terre, dans l'univers etc.) Mais le monde comme possibilités de significations, lui il n'est jamais donné.
Nous croyons, par illusion rétrospective, que les époques anciennes ont eu des mondes donnés. Par exemple, nous croyons que les Grecs étaient dans le cosmos (et cosmos veut dire « bien ordonné » et bellement ordonné); ils étaient heureux que le monde tourne tout seul pour eux et c'est pour cela qu'ils avaient leur bel art qui fait paradigme pour nous. Mais c'est le contraire bien évidemment. Les Grecs ont inventé l'art d'un monde cosmique, d'un monde harmonieux. Il y a eu d'autres mondes, les mondes romains, le monde de la Renaissance, etc. Et puis, nous sommes arrivés à notre époque moderne et il s'est précisément passé deux choses simultanées. Le monde a visiblement perdu sa possibilité de se présenter par des formes données ou vite trouvées (comme nous avons rétrospectivement l'impression que cela été le bonheur des Grecs ; ils se sont sortis d'autres formes et ils ont mené à d'autres formes; ils ont cherché/trouvé, dans le sens que vous voudrez). Mais le monde moderne c'est celui qui en perdant sa clôture, son renfermement sur soi, en devenant infini, peut-être d'abord au sens du mauvais infini (c'est à dire en partant dans toutes les directions) a perdu ou a cru perdre sa possibilité de se donner forme de monde. C'est le moment où l'art comme tel est apparu, où le concept d'art est apparu.
Je crois qu'il faut introduire aussi dans notre réflexion sur la recherche en art, cette circonstance tout de même fondamentale, que l'art est un concept très récent, très moderne, très jeune. On ne parle d'art que depuis la deuxième moitié du 18ème siècle; de même que d'esthétique au sens moderne et que le concept d'art sont apparus au moment où la question de l'art émergeait comme telle, c'est à dire devenait un problème explicite dépourvu de tout soutien théologique, politique ou philosophique et c'est à ce moment que l'art devient une question philosophique, que l'esthétique devient une partie de la philosophie (il faut bien vous représenter que cela n'a jamais été le cas avant Kant). Ce n'est pas par hasard si dans la grande révolution kantienne de la pensée du savoir aussi émerge la possibilité et la nécessité d'une philosophie de l'art et du jugement esthétique. A ce moment l'art émerge dans son autonomie, qui est celle à laquelle nous avons à faire. Mais en émergeant dans son autonomie, il devient objet de questions. Qu'est-ce que c'est que cette chose là ? La question a commencé avec Kant et nous sommes toujours dedans, de plus en plus dedans.
C'est ce qui fait, je crois, que la circonstance très particulière de la recherche en art est toujours exploration de tous les domaines que l'on voudra (les nouvelles technologies, des nouvelles socialités, etc.) et qu’en même temps elle toujours recherche sur l'art lui-même. L'art est peut-être aujourd'hui le plus visible, le plus manifeste des non-donnés auxquels on a à faire. Et c'est vraiment un non-donné dont on ne peut pas dire qu'il manque à sa place parce que précisément nous ne savons pas quelle est la place de l'art (même si nous croyons grossièrement pouvoir dire là, il y a la science, la philosophie, la politique, la religion et puis là il y a l'art – il suffit que je dise cela et vous voyez que cela ne marche pas…). Nous ne savons pas qu'elle est la place de l'art. C'est aussi pourquoi nous ne savons pas quelle est la place des écoles d'art ou ce qu'elles doivent être ou comment elles doivent l'être, mais ce qui est certain c'est qu'il ne peut pas y avoir exploration du monde artistique, en général, sans qu'elle soit en même temps exploration de l'art lui-même et de ce qu'il en est de l'art. Et à ce titre là, cela fait de la tâche de la recherche en art, une tâche au carré. Il y a deux fois plus de recherche à faire en art que dans les autres domaines. Sauf que cette situation l'art la partage avec la philosophie. Et ce n'est pas par hasard, je pourrais le montrer. Parce que la philosophie est tout à fait identiquement, je n’ose même pas dire une discipline, une affaire qui n'arrête pas de se demander ce qu'elle est. Was is das die philosophie ? (titre d'un livre de Heidegger), c'est la question que répète la philosophie depuis Platon.
Donc, ce rapport à soi-même comme un rapport de recherche au sens du rapport avec quelque chose qui n'est pas donné, qui ne peut même pas être visé selon un programme, mais qui est plutôt de l'ordre (je rappelle la citation des Evangiles) de ce qui est, en fait, déjà trouvé. C'est déjà là. Parce que l'art est déjà là, il est là depuis très longtemps, depuis Lascaux. Mais le type à Lascaux qui peignait son bison, il était déjà en train de faire la même chose; il donnait forme au monde. Et évidemment il n'était pas chercheur. Et pourtant il était chercheur au sens très pratique du mot. On sait que les gens de cette époque faisaient des provisions de pigments pour les couleurs de leur peinture, qu'ils faisaient des stocks. Que tout cela nécessitait une organisation technique, économique, politique même, peut-être considérable. On a trouvé des traces de transport de ces pigments sur des centaines de kilomètres. Il fallait sans doute une organisation de la recherche pour produire les pigments, pour les moyens de les transporter, etc. Mais ce que fait l'homme de Lascaux c'est profondément de la même nature, que ce que fait Eric Duyckaerts (qui continue à prendre une paroi pour y faire ses signes). L’homme invente un art de signes pour un monde. Au fond rien n'a vraiment changé.
A la question qui a été soulevée : « Il y a-t-il un progrès en art ? », il faut je crois résolument répondre « non ». L'art porte son propre non-progrès comme le constant, l'éternel retour de ce que précisément l'art désigne comme l'absolument non-donné et jamais-donné. A savoir la possibilité qu'un monde, que du monde, prenne forme. Que la possibilité des formes se lève. Et alors cette possibilité ne peut qu’entrer que dans une perpétuelle transformation.
Jean-Luc Nancy, né le 26 juillet 1940 à Caudéranet mort le 23 août 2021 à Strasbourg, est un philosophe français.
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